Comment je peux être féministe et aimer les corsets ?

Lorsque je raconte que je crée des corsets et suis passionnée par la corseterie, on me demande souvent ce qui m’attire dans « ces vêtements qui ont pourtant torturé les femmes pendant des siècles ». Dans les films, dans les médias actuels, dans l’imaginaire collectif, le corset est l’objet de torture des femmes par excellence. Mais était-ce réellement le cas ? Nous gardons des photos, sur lesquelles on peut voir des tailles de guêpes impensables et pouvons voir dans les musées des pièces de costumes à la taille ultra fine. Vous êtes-vous déjà questionné·e sur le choix de ces restes du passé ? Sont-il vraiment représentatifs des femmes dans leur quotidien ? Ou plutôt le résultat d’une sélection de notre époque ? Et par quoi serait-elle biaisée ? Dans cet article, je vous invite à questionner notre regard sur l’histoire du corset, et finalement, sur l’histoire des femmes en général.

Le rôle du corset

Avant de nous demander si le corset était un objet de torture ou non, voyons d’abord quel rôle tenait un corset autrefois. Avant que ne commence une révolution de l’habillement après la première guerre mondiale, les tenues étaient composées de nombreuses couches. On garde dans l’imaginaire collectif une sorte d’empilement terriblement encombrant de tissus, de fronces et de dentelles. Des volumes qui se répartissaient, selon la mode du moment, tantôt sur les hanches, tantôt sur les fesses. Plutôt avec des épaules bouffantes, ou plutôt avec un grand col. Les différentes tendances ont en commun que toutes ces couches avaient besoin d’être soutenues quelque part et qu’il était nécessaire d’avoir une bonne base sur laquelle pourraient reposer les couches sans tirailler la chair.

La solution à cela est une pièce portée contre le corps et comprenant une structure adéquate, de façon à tout maintenir en place, les nombreux apparats, et la chair. Le corset sert donc de fondation, qui définit la silhouette et sur laquelle viennent s’appuyer jupons et autres couches. Cela permet en quelque sorte de répartir les tractions des vêtements sur tout le buste pour éviter, vous savez, ce « vêtement dont vous avez l’impression qu’il va vous couper en deux ». Une fonction de plus était évidemment d’apporter du soutien à la poitrine, c’est en quelque sorte l’ancêtre de notre soutien-gorge.

Cléo de Mérode, dans un costume du 17ème siècle. Source

Ce qu’il faut savoir aussi, c’est que nos ancêtres utilisaient beaucoup de subterfuges (indolores) pour donner des formes et du volume à la silhouette. Il était par exemple courant de rajouter du rembourrage aux hanches et à la poitrine afin de donner l’illusion d’une taille plus fine. Ainsi, pas besoin de comprimer la taille, il suffisait d’augmenter le haut et le bas pour créer une silhouette en sablier.

Le mythe de la taille fine

Mais enfin, me direz-vous, qu’en est-il alors de toutes ces histoires de tailles écrasées, de souffle coupé et d’évanouissements ? Si le corset sert « bêtement » à poser le reste dessus, était-il vraiment nécessaire d’enserrer la taille jusqu’à risquer l’évanouissement ? La réponse est non, bien évidemment que ça n’était pas nécessaire. Et qui vous a dit que c’était le cas ? Des images véhiculées par des films ? Mais si ce sont nos films, réalisés dans un contexte actuel, ne comportent-ils pas une part d’interprétation propre à notre mode de pensée ? Mais enfin, me redirez-vous encore, toutes ces photos de femmes portant un corset à la taille ultra fine, elles datent bien de l’époque ! La réponse est… oui et non. Certes, ces photos nous montrent bien des femmes réelles, qui ont existé et porté un corset serré, parfois jusqu’à l’extrême. Cependant, il est intéressant de se pencher un peu sur l’histoire de ces fameux clichés et leur contexte. Doit-on en déduire que ces images sont représentatives de ce que portait Madame Tout-le-monde au quotidien ? Et puis, ces images célèbres sont-elles vraiment représentatives de plusieurs siècles de port de corset ?

Mary Pickford et Douglas Fairbanks, photo prise vers 1925. Source

Les biais de l’Histoire

Remettons dans leur contexte ces photographies. Au 19ème siècle, on ne prenait pas une photo vite fait de sa tenue du jour avant d’aller au travail avec son smartphone. Une séance photographique impliquait quelques contraintes techniques et le procédé n’était pas accessible à n’importe qui. Généralement, la personne figurant sur l’image était une modèle, une actrice, une personne riche. Elle était apprêtée spécialement pour l’occasion et prenait une pose bien souvent faussement naturelle (j’en sais quelque chose !) J’en connais de nos jours qui sont prêt·e·s à des exploits physiques bien plus difficiles que ça pour épater juste le temps d’une photographie – cela ne représente pas pour autant une réalité quotidienne !

La pose typique des années 1900. Source

Un exemple connu est l’actrice et modèle Polaire, dont nous avons gardé de nombreuses photos aujourd’hui. Cette femme détient le record du monde du plus petit tour de taille. Son célèbre tour de taille de 33 cm n’est bien sûr pas naturel : il a été acquis par de longues années de port de corsets de plus en plus serrés. Évidemment, cette pratique n’est pas recommandée, elle ne l’était pas plus recommandée à l’époque. Mais on parle là d’une personne exceptionnelle, d’une célébrité. Imaginez un peu, dans 150 ans, des humains regarderaient des photos de Kim Kardashian et en déduiraient qu’autour de 2020, les femmes devaient certainement toutes avoir un corps, un maquillage et une tenue comme elle, tous les jours (Et, oui vous m’avez bien lue, j’ai comparé Polaire à Kim Kardashian. Cet article m’emmène plus loin que je ne le pensais.)

Polaire, la femme détenant le record du monde du plus petit tour de taille. Source

Alors certes, les styles que portent les célébrités sont un reflet des tendances du moment. Et inversement, les célébrités sont des personnes qui vont influencer la mode. Tout cela est corrélé. Mais il est judicieux d’avoir un peu de recul avant de prendre comme référence une photographie de star prise dans le cadre d’une séance photo ou d’un film. Et puis d’ailleurs, les photographes n’ont pas attendu Photoshop pour retoucher le corps des femmes : les plaques photographiques en verre étaient déjà retouchées au 19ème siècle.

Un exemple de plaque photographique retouchée, datant d’environ 1900. Source

Et puis, il y a aussi ce mythe de la femme qui s’évanouit. Il est vraisemblable que, parfois une femme se fût évanouie à cause du port (probablement inadapté) d’un corset. Mais jusqu’à ce jour, aucune étude de médecine n’a pu fonder un lien significatif entre un évanouissement et le port d’un corset. Il est très probable que ce mythe ait été véhiculé par la culture populaire, dans laquelle les femmes auraient l’art de tomber constamment en pâmoison (les pauvres, si émotives !) tandis qu’il aurait été bien mal vu qu’un homme affiche un tel signe de faiblesse (ben voyons). Un corset peut serrer la taille, là où le corps est mou, mais un corset correctement ajusté ne comprime pas la cage thoracique. Un corset ne doit pas entraver la respiration – ou alors, c’est qu’il n’est pas aux bonnes mesures.

La silhouette à la mode dans les années 1900. Source

Nous montrons du passé ce qui nous parle aujourd’hui

Nous pouvons nous poser les mêmes questions au sujet des vêtements de femmes exposés dans les musées ou visibles dans les media. Vous savez, la réaction typique, « ah mais quelle taille minuscule elles avaient toutes à l’époque ! Elles devaient se serrer très fort dans un corset pour que ça soit possible ! » Là encore, que ce soit pour une photographie ou le vêtement en lui-même, plusieurs biais de conservation sont présents dans la transmission et l’exposition des héritages du passé.

De fait, pourquoi est-ce ce vêtement précisément qui est resté intact et a été conservé jusqu’à aujourd’hui, et pourquoi est-ce ce vêtement que nous avons choisi d’exposer dans un musée ? Jusqu’à l’arrivée de l’industrie de masse du prêt-à-porter, la plupart des femmes étaient capables d’ajuster ou de raccommoder leurs vêtements et on portait ses vêtements jusqu’à l’usure extrême. Cette robe est un peu trop grande ? Pas de problème, quelques petites coutures et elle sera parfaitement ajustée. Un peu trop petite ? Quelqu’un d’autre la portera à ma place. Mais qu’en est-il de cette pièce trop petite, si petite que personne ne rentre dedans ? Ou difficilement, alors « juste le temps d’une soirée ou d’une photo, ça ira » ? Vous l’aurez deviné si vous me suivez, on peut toujours sauver un vêtement trop grand afin de pouvoir le porter jusqu’à l’usure, ainsi les vêtements petits auront beaucoup plus tendance à survivre, car moins portés.

Des corsets de la collection Nuit de Satin, que j’ai eu la chance de voir exposés au Spielzeug Welten Museum à Bâle.

Et puis à nouveau, comme dans le cinéma, nous montrons dans les musées des pièces que nous considérons belles selon les critères esthétiques actuels. Le public trouvera plus élégant un costume avec une taille fine plutôt qu’un corset qui appartenait à une femme faisant 90 cm de tour de taille (car bien sûr que ces femmes existaient !) On peut d’ailleurs observer les mannequins dans les vitrines actuelles de nos magasins : entre nous, vous connaissez beaucoup de femmes qui ont une taille et des hanches aussi étroites que ça ?

La reine Victoria d’Angleterre en 1880. Source

Prendre du recul

Pour le corset comme pour l’Histoire avec un grand H, prendre du recul et se poser les bonnes questions sur le contexte, sur notre vision à travers le prisme des courants actuels, est important. Le corset est un exemple que je trouve passionnant, car il est artistique, politique, et est relié à l’histoire des femmes d’hier et d’aujourd’hui. On associe souvent ces thèmes à des « histoires futiles de bonnes femmes ». Les manuels d’histoires parlent plus d’outils de guerre que de machines à coudre. Pourtant, notre peau passe la majeure partie du temps en contact avec nos vêtements, et puis, l’habillement en dit beaucoup sur une société. Est-ce vraiment si futile et moins digne d’attention que les armes de guerre ?

Par ailleurs, de nombreuses techniques ingénieuses ont été développées par et pour les femmes afin de rendre les corsets et leurs vêtements confortables. Dès la fin du 19ème siècle, on inventait même des corsets spécialement conçus pour le sport. Mais tout ceci mériterait un article à part entière… Non ? En attendant, j’espère faire sortir un peu de l’ombre une partie de l’histoire des femmes, bien souvent rendue futile ou méprisable par les hommes qui l’écrivent.

Être féministe, c’est donc compatible avec les corsets ?

Pour éviter tout malentendu, je ne défends pas le bien-fondé du fait que les femmes aient été contraintes de porter un corset au quotidien pendant des siècles. Ce que j’essaie d’expliquer dans cet article, c’est que le corset était loin d’être l’objet de torture et d’oppression de la femme tel que décrit dans de nombreux articles contemporains sur le sujet. Ainsi, j’espère que vous aurez compris que l’histoire de ce sous-vêtement mal réputé porte bien plus de nuances que cela.

Pour moi, être féministe dans tout ça, c’est pouvoir se libérer des injonctions, c’est-à-dire avoir le droit de choisir réellement ce que nous portons et de ne pas contraindre notre corps uniquement pour satisfaire un critère de beauté dicté par la mode. Prenons l’exemple du soutien-gorge, qui est finalement l’équivalent actuel du corset d’autrefois. Je n’en porte plus depuis plus d’une année, car j’ai réalisé que je n’en avais pas besoin et que je me sentais bien mieux sans. Mais peut-être qu’une autre femme se sentira bien avec un soutien-gorge, alors elle a raison d’en porter un. Là où c’est problématique à mon sens, c’est lorsque j’entends mes copines se plaindre « j’aimerais bien ne plus porter de soutien-gorge, mais je n’ai pas le droit au travail / j’ai peur que ce soit mal vu / on m’a dit que c’était indécent / etc ». Le problème vient du contrôle du corps auquel nous nous soumettons, pas de la manière dont ces diktats se manifestent.

La fin du corset – la libération du corps de la femme, vraiment ?

Il est extrêmement fascinant de constater que l’abandon du corset et des gaines, dans la seconde moitié du 20ème siècle, coïncide avec l’arrivée des régimes alimentaires féminins. Jusque là, on modelait le corps de la femme par des contraintes externes. Depuis un demi-siècle, on le modèle de l’intérieur, par des régimes et des exercices sportifs. « Faites vous plaisir en modelant votre corps », nous dit par exemple le site de Fitness-Suisse. « Un ventre plat et des fesses rebondies, c’est un peu le duo gagnant quand on sait qu’on va bientôt devoir porter un maillot de bain », nous disait Femme Actuelle en 2017. Après avoir abandonné le corset, on n’a finalement fait que déplacer l’injonction en intériorisant le corset. Et après, on se moque gentiment des publicités pour corsets vieilles de plus d’un siècle ?

Publicité de 1901, par Leonetto Cappiello. Source

Le mot de la fin

Tout ce que je vous ai présenté dans cet article est le fruit de mes explorations dans le monde du costume historique, dans les musées, ainsi que de mes propres expérimentations avec des corsets. Je ne détiens pas la vérité absolue, mais je me suis basée sur des ressources provenant d’expert·e·s de la corseterie et de l’histoire du corset, ainsi que sur des échanges avec d’autres personnes corsetières. Dans les articles du web dépeignant le corset comme un objet de torture et décrivant l’abandon du corset comme la libération de la femme, on décèle bien souvent une méconnaissance de ce qu’est réellement un corset et un manque de réflexion globale sur le sujet. Mon interprétation personnelle est qu’il est plus confortable de rejeter la faute sur le corset d’autrefois, plutôt que de réfléchir à notre propre culture du régime amincissant et des exercices de musculation abdo-fessier.

Cette fois je termine cet article, en espérant avoir ouvert des réflexions, et en vous souhaitant de porter des vêtements confortables et douillets ! Je serais ravie de savoir ce que vous en pensez, alors n’hésitez pas à m’écrire dans les commentaires ou via ma page de contact.

Références

Voici quelques références pour aller plus loin dans certains aspects effleurés dans cet article :

[1] The Art of Dressing, The Bowes Museum, par le spécialiste du costume historique Luca Costigliolo
[2] I Grew Up in a Corset. Time to Bust Some Myths. (Ft. Actual Research), Bernadette Banner
[3] I Wore a (Medical) Corset for 5 Years. How do Victorian Corsets Compare?, Bernadette Banner
[4] Model Cameron Russell gives the real story behind six of her stunning photos, TED Blog
[5] Achieving That Classic Edwardian Shape: Reconstructing a 1902 Bust Bodice, Bernadette Banner
[6] Peacock Dress: March 2021 Video Diary || ft. Sewing Tips for Beginners and for Professional Results, Cathy Hay
[7] Corsets and Health: Should You Be Worried by Corseted X-Rays?, The Lingerie Addict
[8] Corsets and the Victorian Fainting Culture, Lucy Corsetry
[9] Corsets and Organs, Lucy Corsetry
[10] Tightlacing 101: 4 Myths About Waist Training with a Corset, The Lingerie Addict
[11] « 20 Bones, » Broken Ribs, and Other Myths about Corset Waist Training, The Lingerie Addict
[12] « That Waist! » – Photo Editing at the Turn of the Century, Red Threaded

Photo en couverture : Conteur d’Histoires

9 Replies to “Comment je peux être féministe et aimer les corsets ?”

  1. Très bel article 🙂 merci beaucoup !
    Ça fait du bien de lire quelque chose de détendu et de large en termes de pensée. Comme quoi même un corset ne les enferme pas. C’est vraiment ce qu’on veut en faire ou faire dire.

    Pour ma part, comme homme en 2021, il est souvent difficile de faire entendre mon avis ou des désaccords sur des concepts « feministes » que je trouve enfermants et très rigides. Il y a quelque chose de polarisé et d’agressif, de rejet.

    Pour ma part, je tricotte et m’occupe de mon fils à la maison par choix. Ce qui me semble être une posture à la fois féministe naturelle et ouverte vis à vis de l’autre quel qu’il soit.

    Encore une fois merci pour votre blog super cool 🙂

    Jonas

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  2. Un argument aussi, c’est que de nos jours porter un corset de façon discrète est beaucoup plus compliqué. Nos vêtements actuels sont en effet beaucoup plus moulant et révélateur et limite l’usage d’artifice pour que nos corps conviennent à ce qui est considéré comme normal et beau par la société. (Mais qu’est-ce que la norme sachant que ce qui est considéré comme beau par la majorité évolue d’une année à l’autre ^^)

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  3. Bonjour Jonas, merci pour votre retour, et pour ces compliments !

    C’est sûr qu’il faut garder l’esprit ouvert et le discours le plus détendu possible. Mais malheureusement, en tant que féministe, il est parfois difficile de rester relax face à tout ce qu’on se « prend dans la gueule »… Et puis, il est parfois lassant d’être confrontée à du mansplaining, donc c’est vrai que des fois, on peut en arriver à se fermer et ne plus avoir envie d’écouter l’autre.

    En tous les cas, tant mieux si cela semble naturel pour vous, car cela n’est pas le cas de tout le monde. Continuez à tricotter et prendre soin de vos proches ! 🙂

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  4. Bonjour Camille, merci pour votre commentaire !
    C’est ça, en effet. Et puis il est certain que la « norme » change, et que ce qui est considéré comme « beau » varie au fil des époques. Ce qui est d’ailleurs passionnant à observer 😉

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