Mistinguett, chaloupée et renversante

Si vous me lisez depuis un moment, vous aurez peut-être compris que j’ai un faible pour les Folies Bergères, en particulier pour les artistes en tous genres qui s’y sont produits au début du 20ème siècle. C’est donc dans la biographie de l’une des plus grandes vedettes du music-hall parisien que je me suis plongée en ce début d’automne, celle que l’on a surnommée Reine des Années Folles, la scandaleuse et extravagante Mistinguett¹. Il y a tant à dire sur cette artiste qui a fait vibrer tout Paris : de ses débuts dans les caf’conc’ égrillards fin 1800 aux grandes revues hollywoodiennes des Années Folles, la passion des planches n’a pas quitté la Miss, étoile brillante de toute une époque. Fille d’une famille pauvre, née dans une bourgade d’Île-de-France en 1875, Jeanne-Florentine Bourgeois a fait preuve d’un travail acharné et passionné dès son plus jeune âge, animée d’une ambition dévorante qui ne la quittera jamais. Mais plutôt que de vous écrire une énième biographie de Mistinguett, je vais vous conter deux histoires pour lesquelles j’ai craqué, des histoires de danses qui ont toutes deux marqué des tournants dans la vie de la chanteuse et comédienne.

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Tiré de la biographie de Mistinguett¹

Un jour, alors que l’artiste en devenir se produit à la Gaîté-Montparnasse, on la retrouve dans les loges en train de faire griller des harengs sur les becs de gaz qui servent d’éclairage. La directrice est en colère, ça sent le poisson jusque dans l’entrée du théâtre ! Mistinguett est virée sur-le-champ. Celle-ci décroche alors un petit rôle dans une revue au Moulin-Rouge. Ce n’est pas grand chose, la Miss n’apparaît même pas dans le final. Un après-midi cependant, lors d’une répétition, elle tape dans l’œil d’une des grandes étoiles du moment, Max Dearly. Grand brun gominé, séducteur en vogue, Max plaît beaucoup aux dames de l’époque. Ainsi donc, doté de son flair quasi infaillible pour repérer les talents, il choisit la Miss comme partenaire pour une danse. Et il ne s’est pas trompé. « Cette fille est exactement la partenaire qu’il recherche pour une danse dont il a l’idée, une pantomime plutôt, endiablée, échevelée… quelque chose de balancé, de chaloupé… c’est cela : de chaloupé… »¹ Ainsi il baptise Chaloupée leur nouvelle danse, duo qui met en scène un couple des faubourgs : un mauvais garçon et sa gagneuse.

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Mistinguett et Max Dearly dans leur célèbre duo de valse Chaloupée

La Chaloupée est lancée en 1909 au Moulin-Rouge et obtient un succès foudroyant. « Ces deux belles gueules. Ces deux personnalités d’êtres et d’artistes. Quel régal ! Quelle jouissance ! La salle était suspendue à leurs expressions, à leurs corps », raconte Maurice Chevalier. Partout, la valse de Max et Mistinguett est reprise dans les revues parisiennes, puis dans la rue, dans les bals, dans les guinguettes. « Cette danse était dans l’air, écrit l’écrivain Louis Roubaud, […] la violence des mouvements, le réalisme des gestes arrachaient la danse à la tradition dont, malgré l’exemple des Ballets russes, elle ne s’était pas encore évadée. »³

Le succès de la chaloupée représente un réel tournant dans la carrière de Mistinguett. Elle s’en sert elle-même de repère pour situer des événements. « Après, elle ne sera d’ailleurs plus jamais la partenaire de qui que ce soit. Ce sont les autres qui deviendront les partenaires de Mistinguett. »¹

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Mistinguett devient alors la nouvelle étoile montante, la vedette pour laquelle tous les revuistes se battent, celle aussi dont les prétendants s’agglutinent devant la loge, qui se remplit de fleurs chaque soir. Parmi les soupirants, il en est un que la Miss fait rêver depuis de nombreuses années. Plus jeune, lui aussi courant les caf’conc’ afin de se faire un nom, Maurice Chevalier est pourtant trop timide pour oser parler à la vedette. Pourtant, « ma pensée s’égarait souvent vers elle », relate-t-il. « Je l’avais parfois rencontrée, mais elle ne me reconnaissait jamais. L’impression qu’elle me faisait était directe. J’avais chaque fois la sensation de recevoir un coup dans l’estomac. Non pas que je m’imaginais le moins du monde avoir une chance de lui plaire ; mais elle avait la première place sur l’échelle de mes désirs inassouvis. »

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Tiré des mémoires de Paul Derval⁴

La chance cependant lui sourit, en fin d’année 1910. Alors que Maurice travaille pour les Folies Bergère, on annonce l’engagement de Mistinguett pour la saison de l’hiver. Mieux encore : il apprend qu’on a prévu de le donner comme partenaire à la Miss pour une danse ! Le jour de la distribution des rôles, le metteur en scène leur explique son idée de s’inspirer d’une nouvelle danse qui fait fureur, la valse renversée. « Il s’agissait, en réalité, d’une terrible dispute et c’était surtout les meubles qui valsaient », raconte Paul Derval, le directeur du théâtre, dans ses mémoires⁴. « Mistinguett commençait par gifler Maurice à tour de bras, une bonne trentaine de fois. Puis elle se jetait dans ses bras et ils s’élançaient dans une valse enflammée qui faisait voltiger le mobilier. Ils se retrouvaient effondrés sur le tapis et toujours enlacés, s’y enroulaient avant de chuter par la fenêtre. » Maurice, qui a fait de la boxe, ne se fait pas trop d’illusions et se rend bien compte qu’on l’a choisi pour ses qualités sportives plus que pour ses qualités artistiques. Mais cela n’enlève rien à son bonheur, il est tout de même le partenaire de Mistinguett. Il ne sait pas que Mistinguett elle-même a suggéré son nom au metteur en scène…

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Mist’ et Momo

Étant donné la difficile mise au point de la renversante, le duo dispose de la scène durant une heure chaque jour, seul, afin de répéter. Maurice est aux anges. Mistinguett fait preuve d’une grande bienveillance et ne cesse d’encourager son partenaire, chez qui elle discerne un grand talent. Le nouveau duo s’entend à merveille. Et à force de danser la renversante et de s’enrouler dans le tapis chaque soir, ce qui devait arriver arriva. « On ne s’enlace pas, en effet, chaque soir dans ce genre de cachette sans finir par s’émouvoir un peu. […] Un beau jour, ils mirent deux ou trois secondes de plus à s’extirper de leur tunnel. »⁴ Ce soir-là, on aurait vu des légères traces de rouge sur les lèvres de Maurice…

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Ainsi commence l’histoire renversante du couple le plus admiré des foules, « le début d’une grande passion, tendre et violente, avec de méchantes ruptures et des réconciliations affolées. »⁴ Mist et Momo sont désormais indissociables et le public les perçoit comme un symbole de bonheur, de talent et d’amour.

Si cette romance vous plaît, je vous laisse écouter la célèbre chanson Mon Homme, écrite et composée en 1920 par Jacques Charles, Albert de Willemetz et Maurice Yvain pour Mistinguett, qui avoue l’avoir toujours chantée en pensant à Maurice. TW misogynie toutefois : les paroles de cette chansons font aujourd’hui grincer des dents – à remettre dans leur contexte d’il y a plus d’un siècle…

LW

¹ Mistinguett, La reine des Années folles, Elizabeth Coquart et Philippe Huet, Albin Michel, 1996.
² Ma Route et mes chansons, Maurice Chevalier, Julliard, 1946.
³ Music-Hall, Louis Roubaud, Louis Querelle éditeur, 1929.
Mémoires du directeur des Folies Bergère, Paul Derval, Éditions de Paris, 1954.

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Je ne peux m’empêcher de partager avec vous la préface des mémoires de Paul Derval⁴, écrite par ce farceur de Maurice…
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Je crois que mon prochain défi sera de reproduire de tels éventails… Mistinguett, dans les mémoires de Paul Derval⁴

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