Après plusieurs passages aux Folies Bergère du tout début du 20ème siècle, je vous invite cette fois à traverser l’Atlantique pour aller faire un tour, une vingtaine d’années plus tard, au Cotton Club, célèbre club de jazz et dancing de New York. Pour ce voyage, j’ai interviewé le pianiste Brenno Broccadoro, musicologue, qui se dit comme faisant « partie du mobilier de l’Université de Genève depuis une trentaine d’années ». Amoureux du jazz, il raconte avec passion l’histoire de cette musique qui a porté le 20ème siècle dans ses notes.
Lulu Wite: Tu joues et écoutes du jazz depuis tout petit, tu l’as étudié sous toutes ses harmonies et donnes des cours universitaires sur le sujet. Peux-tu me dire ce que représente le jazz pour toi ?
Brenno: Comme musicien, c’est là où je me sens le plus à l’aise. C’est une musique qui est exubérante. Je ne fais pas tout le jazz, je joue du jazz traditionnel. On appelle jazz aujourd’hui une musique qui n’a plus ces éléments-là. Mais pour moi le jazz reste une musique liée au corps, à la danse, à ce qu’on appelle le swing. Et puis c’est une musique qui est bien harmonisée. Le vieux jazz, le stride, est une musique qui est grasse. Hugues Panassié disait qu’il y a deux types de pianistes : le pianiste gras et le pianiste maigre.
LW: (Rire) Et quelle est la différence alors ?
Brenno: La différence c’est que les pianistes gras harmonisent large. Il n’y a jamais une note isolée dans le stride. Ce sont des accords que l’on met en mouvement par des syncopes. « You’re tickling me », tu me chatouilles, disait Fats Waller. Il y a aussi un côté comique dans le jazz.

LW: Et qu’est-ce qui t’a décidé à en faire ton métier ?
Brenno: J’en fais une profession, car le jazz est un sujet en or pour l’enseignement de la sociologie. Aux États-Unis, la couleur de la peau s’est mêlée aux styles de musique. Il y a une ségrégation stylistique comme il y a une ségrégation raciale. On découvre dans le jazz les germes de tout ce qui s’est passé par la suite en musique. C’est notre 20ème siècle.
LW: Tu peux m’en dire un peu plus sur son histoire ?
Brenno: L’Amérique est divisée en deux, la color line. La seule interface à travers laquelle les deux ethnies communiquent, c’est la scène. D’abord, ce sont des blancs qui se fardent le visage en noir et donnent une imitation caricaturale du noir. « Mister Coon, stay at your place », on appelle ça des coon songs. Coon, c’est le raton-laveur, l’animal sur lequel on tire. C’est l’image du noir qui fuit les plantations et après lequel on court. Et donc on appelle coon songs ces chansons qui ont donné naissance au ragtime. Dès 1830, il paraît.
Il y a d’un côté les black faces sur scène, faux noirs fardés. De l’autre côté il y a les blancs, gosses de riches, bien nés, qui regardent et se moquent. La communauté noire a vite compris l’intérêt grandissant, et les noirs rentrent à leur tour dans la peau du personnage pour jouer les noirs et se moquer d’eux-même. Ils jouent le rôle, parce qu’ils savent que c’est comme ça qu’ils peuvent gagner de l’argent, et ils se font accepter en tant que tels. De fil en aiguille, ces spectacles se répandent. C’est là que se développent le ragtime, le jazz, la danse, la tap dance, tout ça vient de là.

Et alors la musique est incolore et commence à se diffuser partout comme un virus. Elle va imprégner la réalité et l’imagination des blancs qui, petit à petit, acceptent cette musique. Mais toujours en la regardant comme de la musique de canaille. Parce que le ragtime et le jazz, aujourd’hui on ne le sait plus, sont des musiques de bordel. Elles sont liées à l’excitation corporelle du corps qui danse. Les blancs voient dans les noirs des exemples d’une sexualité démesurée, indisciplinée. Une sexualité animale. Et donc cette musique syncopée, qui produit la danse et l’excitation sexuelle, est immédiatement reliée au sexe. D’ailleurs, le mot jazz veut dire « baiser ». Alors naturellement, le ragtime se développe dans les maisons closes.

Les choses changent après la première guerre mondiale. Il faut dire qu’après avoir craché sur cette musique dégénérée, l’Amérique a réussi à placer le ragtime dans les fanfares militaires qui font la première guerre mondiale. Ils comprennent que c’est un virus qui s’est emparé de l’Amérique après 1900, et pour donner aux soldats l’impression que la guerre des tranchées sera une soirée dansante, ils envoient des orchestres noirs pour jouer sur le front. C’est la première fois qu’on entend un orchestre de ragtime noir en France, celui de James Reese Europe. Et là, c’est le signe d’un changement de valeurs. Le jazz commence à se faire accepter, mais toujours avec ce regard lubrique sur cette musique sexuellement transmissible. Il arrive dans les années 20 à Paris, c’est les Années Folles, le jazz est complètement accepté par les Parisiens. Joséphine Baker, qui est issue du Cotton Club, transplante ses spectacles à Paris. Elle danse dans la Revue Nègre vêtue de bananes et charme le publique par ses danses animales. Les Parisiens récupèrent ça dans le courant du primitivisme.
Aux États-Unis, on raconte dans les années 20 qu’une invasion de blancs bien nés se rend les soirs à Harlem. On y compte de 500 à 1000 cabarets, dans lesquels on joue du jazz et on danse vingt-quatre heures sur vingt-quatre. L’un d’eux est le De Luxe Club, ouvert par le champion de boxe poids-lourd Jack Johnson. En 23, il est racheté par un mafieux, Owney Madden, à ce moment-là prisonnier à Sing Sing. Depuis la prison, il organise la réfection de ce local qui va devenir le Cotton Club. Il fait donc venir les danseuses à la prison, où il leur fait passer les épreuves pour les sélectionner. Il a un fric fou. Le De Luxe comptait 400 places, il le refait entièrement pour 700 places.

Il engage le meilleur orchestre de l’époque, qui est celui de Fletcher Henderson. Ce sont les meilleurs, Louis Armstrong a joué là-dedans, entre autres. Et là évidemment, il y a la danse. Il y a des règles strictes pour les danseuses : 5,5 pieds de haut, moins de 20 ans, taille de guêpe, la peau claire. Ce sont des noires, mais avec la peau la plus claire possible. Ils comptent les proportions de sang noir dans les veines. Un huitième, c’est ce qu’on recherche. C’est un truc complètement hypocrite et ségrégaire. On montre sur scène un décor de jungle. Les danseuses font des danses effrénées, sauvages, très évocatrices. Le sol sur lequel elles dansent est un miroir… Vous comprenez pourquoi.
LW: Est-ce que c’était un lieu de prostitution aussi ?
Brenno: Il devait y en avoir, mais ce n’est pas un bordel. Il faut se rappeler que le public est blanc, l’entrée au Club est interdite aux noirs. Les danseuses sont noires, et le mélange est strictement interdit. C’est une salle de spectacle de Broadway, c’est chic, les riches y vont pour manger et s’encanailler. Une grande partie du spectacle est de la danse, mais il y a aussi des animations, des blagues, des chansons françaises, même ! Maurice Chevalier est allé chanter là-bas.

LW: Et après l’orchestre de Fletcher Henderson, c’est donc Duke Ellington qui lui succède ?
Brenno: Oui, de 28 à 31, l’orchestre de Duke Ellington est résident au Cotton Club.

LW: D’après toi, qu’est-ce qui fait que le jazz de Duke Ellington est si particulier ? Qu’est-ce qui le distingue ?
Brenno: Il faut savoir qu’il a évolué. D’abord, il a une intuition mélodique qui tient du génie. Et ça, ça ne s’apprend pas, c’est un coup de grâce. Mood Indigo, The Mooche, il a des inventions mélodiques extraordinaires. Et puis ce qui est particulier aussi chez lui, c’est cette recherche de la couleur orchestrale. Au Cotton Club, les conditions idéales étaient réunies pour développer cet aspect. Il fait chanter la chanteuse avec une voix rauque qui imite la trompette, tandis que la trompette imite la voix. Il utilise des sourdines, toutes sortes d’engins qu’on met sur les instruments pour les faire sonner différemment, on ne sait même plus quel instrument joue. Et puis aussi le choix du timbre : Duke est capable d’altérer la couleur orchestrale par des changements de timbre uniques. Personne n’avait jamais fait jouer le trombone dans l’aigu, la clarinette dans la basse et la trompette au milieu. Il l’a fait. Le Cotton Club est aussi intéressant pour lui car c’est dans ce décor de jungle qu’il va développer son style qu’on appellera jungle. Et enfin, il faut dire aussi qu’il a les meilleurs musiciens pendant toute sa carrière. Barney Bigard, Tizol, Bubber Miley, les meilleurs.

LW: Quand tu dis pendant toute sa carrière, peux-tu préciser de quand à quand ?
Brenno: Il commence vers 1921. Il atteint le sommet avec le Cotton Club, entre 27 et 31. Le Club a joué un rôle fondamental. Ensuite, l’orchestre tient le niveau, on dit que les années 40, c’est l’âge d’or de Duke Ellington. Et après, il ne sera jamais oublié par le jazz, jamais dépassé par les événements, il est toujours sur la brèche. Jusqu’à sa mort dans les années 70.
LW: Eh bien maintenant je comprends mieux pourquoi la musique de Duke Ellington m’inspire autant pour mes numéros d’effeuillage… Merci beaucoup Brenno pour ce voyage dans l’histoire du jazz ! Pour celles et ceux qui aimeraient avoir un bel aperçu en son et en images de l’ambiance du Cotton Club, je vous recommande le court-métrage Black and Tan.
Ce petit film a été tourné avec Duke Ellington et ses musiciens. Les historiens ne savent pas s’il a réellement été tourné dans le Cotton Club, ou dans une reconstitution. Ce qui est sûr, c’est que les musiciens sont ceux-là mêmes qui s’y produisaient. Je connaissais le morceau Black and Tan Fantasy depuis longtemps, mais c’est ce film qui m’a donné l’envie de créer un numéro sur ce thème… À voir sur scène dès samedi ! Je termine en vous recommandant une dernière vidéo, où vous pouvez entendre Brenno au piano avec les Fats Boys, un orchestre de ragtime.
LW

Pour aller plus loin, si l’histoire du ragtime et du jazz vous intéresse :
« Le ragtime et la propagande militaire pendant la Première Guerre mondiale« , conférence donnée ce printemps par Brenno Broccadoro.
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